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Zoé s’attendait à moitié à entendre Anthony Lovely sortir en courant de sa boutique derrière eux, en hurlant « Arrêtez-les ! Ce sont des terroristes ! » mais il n’en fit rien.
Ils atteignirent la bouche de métro sans anicroche. Ry s’arrêta dans une des boutiques en sous-sol et lui acheta une grande écharpe noire unie, pour se couvrir la tête, disait-il, mais c’est à peine si elle enregistra ce qu’il faisait. Elle était complètement hébétée. Toutes ces rangées de journaux avec son visage en première page qui la traitaient de terroriste… Elle aurait voulu que ça arrive à une autre Zoé, une Zoé dont elle aurait pu oublier les ennuis rien qu’en éteignant la télévision.
« Il faut vraiment qu’on se procure ces faux passeports, maintenant, dit Ry en l’aidant à se nouer le foulard autour de la tête afin qu’il dissimule complètement ses cheveux. Ce gars que je connais, Karim, a l’âme d’un pirate de Barbarie, mais c’est un faussaire de génie, et sa mère, Fatima, est une spécialiste du camouflage. L’ennui, c’est que leur laboratoire est à Saint-Denis, dans un quartier sensible – c’est un euphémisme pour désigner une zone de non-droit, où les flics ne vont plus, à cause des trafics en tous genres, des émeutes et des voitures incendiées. Alors il faudra se tenir à carreau, d’accord ?
— Vous m’emmenez dans des endroits vraiment charmants, dit-elle d’un petit ton qu’elle espérait dégagé, et qui ne sonnait pas très juste. » Il avait vraiment réussi à lui fiche la trouille. « Mais vous ne me laisserez pas seule, d’accord ? »
Il prit son visage entre ses deux mains et lui inclina la tête pour la regarder dans les yeux.
« Je serai à côté de vous à chaque pas, Zoé. Jusqu’à la fin. Et vous savez que je sais flanquer des coups de pieds aux fesses : vous m’avez vu faire. J’ai peut-être même plus de répondant que vous. »
Elle réussit à sourire.
Mais quand ils sortirent de la station de métro, elle sentit l’angoisse revenir. On se serait cru dans une zone en guerre. Il y avait des épaves de voitures calcinées partout, certaines encore fumantes. La rue était jonchée de pierres, parfois grosses comme des balles de softball.
Ils marchèrent rapidement, Zoé tête basse, Ry la tenant par le bras. Elle savait qu’il avait son autre main dans sa poche, sur son arme. C’est sa vie, pensa Zoé. C’est à ça que ça ressemble tout le temps pour lui. Comment pouvait-il supporter ça ?
Une machine à laver rouillée gisait sur le trottoir, vomissant ses entrailles, et ils durent descendre sur la chaussée pour passer. Un pâté de maisons plus loin, c’est un réfrigérateur qu’il leur fallut contourner.
« Pourquoi abandonnent-ils leurs vieilleries dans la rue comme ça ? murmura Zoé.
— Ils les lancent par la fenêtre sur les pompiers et les services médicaux d’urgence. »
Zoé regretta d’avoir posé la question. Elle rentra la tête encore plus dans les épaules et essaya de se retenir de courir.
Ils passèrent devant une école incendiée et descendirent les marches qui menaient vers les caves d’un logement social. La porte, en bas des marches, s’ouvrit devant eux comme par magie, juste le temps qu’ils se glissent discrètement à l’intérieur. Et puis elle se referma dans un claquement de serrures, et Zoé sursauta.
Ils se trouvaient dans un vaste sous-sol, grand comme un demi-terrain de basket. D’un côté, il y avait une batterie d’ordinateurs, d’imprimantes, de machines à hologrammes et de perforatrices ; de l’autre, des tables couvertes de perruques, de fausses barbes et de moustaches, de tubes de fond de teint, de palettes de maquillage et de pots de colle. Et sous les tables, par terre, des conteneurs étaient pleins de faux nez, de prothèses de mentons et d’oreilles.
Un grand barbu, assis à une table d’ordinateur, s’adressa à eux sans se retourner.
« Ce matin, en mangeant mon muesli tout en regardant ta trombine passer en boucle sur CNN, je me suis dit, « Karim, tu es vraiment un con. Tu devrais lui faire payer le double ».
— Si tu fais ça, je le dirai à ta mère, rétorqua Ry. Elle a toujours dit que tu finirais mal. »
Une petite femme sans âge portant un hijab d’un joli bleu s’approcha de Zoé et la prit par la main.
« Venez. Je m’appelle Fatima. Pendant que les hommes se livreront à ces joutes verbales en buvant du thé, je vais vous faire un nouveau visage. »
Cinq heures plus tard, à l’aéroport Charles de Gaulle, Zoé regardait le barrage constitué par les postes de contrôle des passeports qui la séparaient de la zone des départs. C’était le passage obligatoire avant l’inspection des bagages. Des files s’allongeaient dans la salle entre des rangées de sièges en plastique.
Allez, Zoé, tu peux le faire, se dit-elle. Tu as ton billet et ta carte d’embarquement dans ta petite main toute chaude, alors tu n’as qu’à effectuer ces formalités. Tu vas t’approcher de la file, la suivre et sourire au monsieur quand il te demandera ton passeport, comme si tu n’avais aucun souci au monde.
Elle se mit au bout de la file la plus proche juste au moment où son visage apparaissait sur un moniteur suspendu au plafond, au-dessus des fauteuils du hall. Elle ne comprenait pas le message en français qui défilait en bas de l’écran, en dehors d’un seul, un horrible mot : « terroristes ».
Elle baissa la tête et détourna le visage comme si l’écran de télévision lui-même allait tout à coup la repérer et faire retentir un signal d’alarme.
Tu peux le faire, Zoé. Tu vas y arriver…
Mais ses pieds paraissaient être d’un autre avis : ils quittèrent la file du contrôle des passeports et se dirigèrent vers une porte sur laquelle figurait le traditionnel symbole bleu d’une femme en robe trapèze.
La porte battante se referma derrière elle. Elle s’arrêta et poussa un profond soupir, en proie à une telle crise d’angoisse et de désespoir qu’elle faillit se laisser tomber à genoux. Comment allait-elle se sortir de ce mauvais pas ? Le monde entier la prenait pour une terroriste, et elle ne savait même pas au juste de quoi on la croyait coupable. De quoi serait-elle accusée, et quelles chances aurait-elle de prouver son innocence ?
De toute façon, innocence ou culpabilité, quelle importance ? Ils l’élimineraient bien avant son procès.
Tu peux le faire. Elle allait le faire. Ses pieds allaient retourner là-bas, et la remettre dans la queue, parce qu’il le fallait. Monter dans l’avion était sa seule option, maintenant.
Elle s’approcha de l’un des lavabos et tourna le robinet pour s’asperger le visage d’eau froide. Elle leva les yeux et se figea, stupéfaite par le visage étranger qu’elle vit dans la glace. Une fille à la peau olivâtre et aux yeux sombres, couleur d’ecchymose. Des cheveux noirs, aux pointes teintes en violet, ébouriffés sur le dessus de la tête. Un piercing en forme d’anneau au sourcil, un autre, un clou, dans le nez.
Elle n’aurait su dire combien de temps elle était restée plantée là, à se regarder dans la glace. Son esprit avait dû s’évader un instant. Et puis un haut parleur, au-dessus de la porte, annonça en grésillant quelque chose en français, la ramenant à la réalité.
Elle détacha son regard de la punkette qui la contemplait dans le miroir et ouvrit le robinet. Elle se sécha les mains sur son jean parce que la soufflerie était en panne et retourna vers la porte.
Elle allait le faire. Elle allait passer la sécurité et rentrer chez elle, libre. Pendant un moment, en tout cas.
Les queues avaient bien avancé, au contrôle des passeports. Il n’y avait plus que trois personnes devant elle. Zoé n’avait pas vu Ry depuis qu’ils avaient pris des taxis séparés pour Roissy, et le trajet avait été le moment le plus solitaire de sa vie. Mais il était là. Il posait son bagage à main sur le tapis du lecteur de rayons X. Fatima l’avait vieilli. Elle l’avait affublé d’une perruque et d’une barbe poivre et sel, et d’un ventre proéminent de pilier de bistrot. Il s’avança en traînant les pieds, le dos rond, l’air bancal, et ça lui arracha un sourire.
Et puis le sourire se figea sur son visage.
Quatre hommes de la Sûreté nationale française arrivaient dans le hall, armés de mitraillettes. Ils parcoururent la foule d’un œil attentif, méfiant. L’un d’eux tenait à la main un tirage d’imprimante avec les photos d’un homme et d’une femme qu’ils comparaient aux visages des gens qui les entouraient. Zoé se demanda s’il était possible de s’évanouir de peur.
Comment pourraient-ils me reconnaître ? J’ai les cheveux violets et un clou doré dans la narine.
Il n’y avait plus qu’une personne devant elle dans la queue, maintenant, un homme en survêtement marron, aux cheveux longs, plaqués en arrière à la gomina, qui donnaient l’impression de ne pas avoir été shampooinés depuis Noël. L’homme dans le box vitré avait déjà rendu son billet et son passeport à ce type, mais il s’attardait, bredouillait Dieu sait quoi en français.
Allez, allez…
Zoé regarda par-dessus son épaule. Les flics venaient droit vers elle maintenant, marchant vite. L’un d’eux parlait avec animation dans un talkie-walkie.
Le type en marron dit encore quelque chose en riant, fit claquer son passeport dans la paume de sa main. Il ramassa enfin son sac de voyage et s’éloigna. Zoé s’avança et tendit son billet d’avion et son passeport au flic dans la guérite. Elle s’appelait Marjorie Ridgeway, de Brighton, Angleterre. Et s’il lui posait une question ? Pourrait-elle imiter l’accent anglais ? Sur la photo de son passeport, elle avait les cheveux noirs, courts, et pas violets aux bouts. Fatima avait dit que ce serait too much ; autant hisser un drapeau rouge. Personne ne ressemblait jamais à la photo de son passeport.
Le flic ouvrit son passeport, regarda sa photo, lui jeta un coup d’œil, regarda à nouveau sa photo. Dans son dos, Zoé entendait le crépitement excité de la radio du flic.
Le policier dans la cage de verre jetait maintenant un coup d’œil à son billet. Un aller-retour pour Budapest, sur Malev, décollage à 18h50, porte 15. Elle avait pris un aller et retour parce que les vols simples éveillaient également les soupçons.
Qu’est-ce qui lui prenait si longtemps ? Oh bon Dieu, voilà qu’il regardait à nouveau son passeport.
Elle entendit un cri et un bruit de bottes se précipitant dans sa direction. Elle se retourna, à moitié aveuglée et assourdie de peur. Les flics fonçaient sur elle. Elle s’apprêtait à lever les mains pour se rendre ; elle n’avait pas envie de se faire tirer dessus.
Et puis ils la dépassèrent en courant, franchirent les installations de contrôle des bagages et sortirent par une porte qui donnait sur les pistes.
Elle entendit quelqu’un appeler :
« Mademoiselle ? »
Elle se retourna et vit que le policier lui tendait son passeport et son billet.
« Bon voyage », dit-il aimablement.
Zoé se laissa tomber sur son siège, encore ébranlée, sûre d’avoir perdu deux litres de sueur au cours des cinq dernières minutes. Mais elle avait réussi à monter à bord de l’avion, et Ry aussi. Elle l’avait repéré sept rangs devant elle pendant qu’elle mettait son sac dans le coffre à bagages, au-dessus de sa tête.
Elle s’obligea à respirer à fond et regarda par le hublot. Les lumières bleu, blanc et rouge des véhicules de maintenance au sol se reflétaient sur le tarmac trempé de pluie. L’Amérique. Chez elle. Elle voulait rentrer à San Francisco, se recroqueviller sur son canapé dans son loft avec Barney et Bitsy ronronnant à côté d’elle, roulant à tour de rôle sur le dos pour qu’elle leur caresse le ventre.
Elle sentit une présence à côté d’elle, entendit une voix de femme et se retourna d’un bloc, comme jaillissant de son siège.
Mais ce n’était que l’hôtesse, qui répéta sa question avec le sourire :
« Un magazine, mademoiselle ? En anglais, je n’ai plus que Vanity Fair. »
Zoé prit le magazine, par politesse plus qu’autre chose. Ce qu’elle voulait surtout, c’était quelque chose à boire. Une vodka on the rocks, merci.
Elle s’apprêtait à glisser le magazine dans la poche devant elle quand son regard tomba sur le visage de l’homme qui était en couverture, et elle faillit s’étrangler.
Elle ne pouvait pas le croire, elle n’y arrivait tout simplement pas. C’était pourtant bien lui.
Le troisième homme du film, le type en combinaison d’employé des chemins de fer, celui qui avait pris le fusil du père de Ry, l’avait démonté, mis dans sa sacoche à outils et était parti avec, dans le soleil couchant. Les arcades sourcilières proéminentes, l’implantation caractéristique des cheveux qui descendaient en pointe vers le nez en bec d’aigle, les lèvres pleines, un peu trop à la Angelina Jolie pour un homme – il avait beaucoup vieilli, mais c’était bel et bien lui.
L’homme qui avait collaboré à l’assassinat du président John Fitzgerald Kennedy.
Zoé ouvrit le magazine, les mains tremblantes. Elle lut le titre de l’article et ne put retenir une exclamation de surprise.
MILES TAYLOR, LE FAISEUR DE ROIS D’AMÉRIQUE.